Appel à communication

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AAC Chercher hors des mots 

CFP Researching beyond words

 

Si les recherches qui étudient l’architecture, l’urbain, les territoires et les paysages ne peuvent se passer des mots pour expliciter leurs démarches et leurs résultats, elles s’énoncent et se construisent aussi en dehors d’eux. Les chercheurs qui interrogent les établissements humains produisent un large ensemble de traces pour observer, décrire, annoter, abstraire, schématiser, mesurer, analyser, projeter, problématiser, restituer des réflexions... En considérant les modes de faire des chercheurs en dehors des mots, cet appel propose plus précisément de s’intéresser aux figurations dessinées qu’ils produisent. Dans le cadre de cet appel à contributions, nous entendons par dessin l’ensemble des objets et des « pratiques d’inscription » (Lucas, 2019) visant la médiatisation visuelle de l’investigation scientifique et du processus de conception architecturale. La figuration d’un phénomène peut ainsi contribuer à l’explicitation et à l’analyse d’éléments empiriques, à l’objectivation de données perceptives, à la mise en évidence de matériaux sensibles et qualitatifs (Olmedo, 2015), révélant des caractéristiques spécifiques qui dépassent la mise en mots. En interrogeant la production d’objets visuels réalisés en situation de recherche, il s’agit de considérer les modes de fabrication de ces représentations, les méthodes dans lesquelles elles s’inscrivent et les outils qu’elles mobilisent. Parce qu’il nous semble que cette épistémologie de la « recherche par le dessin » produit des interfaces avec l’épistémologie du projet, les réflexions menées permettront sans doute de poursuivre les débats sur les relations entre la recherche en architecture et le projet. Il s’agit enfin de questionner les spécificités de la recherche en architecture et ses convergences avec des champs disciplinaires qui interrogent eux aussi leurs productions dessinées.

Afin d’explorer ces questions, trois axes d’investigation sont proposés : le premier se penche sur les productions graphiques proprement dites, en tant que révélatrices d’un regard sur le réel qui agit sur la fabrication de la recherche ; le second interroge plus spécifiquement les relations entre le chercheur et le dessin ; le troisième est dédié aux multiples médiations dans lesquelles le dessin s’insère.

1. Le dessin comme regard

Le dessin fabrique un regard sélectif sur le(s) réel(s). S’il donne à voir ce que les mots taisent, c'est au travers d’un processus d’abstraction qui suppose un écart avec le représenté, entre exposition et occultation (Levy et al., 2004 ; Tiberghien, 2007). Dessiner revient à la fois à révéler et à mettre à distance par des opérations de substitution qui départagent le visible et l’invisible (Coulais, 2014). La représentation visuelle peut ainsi nous interroger en tant que point de vue non neutre sur l’objet étudié (Aït-Touati et al., 2019). Comme mode d’interprétation et processus signifiant (Peirce, 2017 ; Descola, 2021), l’acte de figuration témoigne de manières de voir mais aussi de modes de faire. En s’exprimant et en se construisant par le dessin, la recherche conditionne des regards spécifiques sur les objets étudiés et fait naître des questionnements :

  • Si les dessins des architectes sont implicitement régis par des points de vue singuliers, des normes, des conventions partagés ou des habitus, comment les chercheurs justifient-ils et objectivent-ils les codes et les règles qui sous-tendent leurs représentations, en tenant compte de ce qu’ils invisibilisent, mais aussi des sphères – académiques, professionnelles ou non – avec lesquelles elles entrent en dialogue ?
  • Dessiner transforme-t-il la manière dont la recherche se fabrique ? La puissance maïeutique et heuristique du processus de représentation visuelle contribue-t-elle à la génération de connaissances inédites ou à l’émergence de découvertes ? On peut ainsi s’interroger sur le rôle potentiellement actif du dessin dans la problématisation d’un sujet, la mise en place de questionnements et la construction d’hypothèses. Peut-on attribuer une valeur scientifique à la pensée visuelle (Arnheim, 1976) ? Quels types de connaissances (Borgdoff, 2010 ; Cross, 2006 ; Foqué, 2010 ; Gibbons et al., 1994 ; Vigano, 2016) le dessin permet-il d’élaborer ?
  • Nous pourrions enfin explorer le cas des représentations visuelles prospectives qui, en projetant ce qui n’existe pas encore, font peut-être écho aux dessins des concepteurs. Comment la représentation d’un avenir possible peut-elle participer à la construction d’une recherche ? Par la mise en place d’hypothèses sous la forme de scénarios de projets (Vigano, 2016 ; Uyttenhove et al., 2021) ? Par des modélisations qui anticipent les évolutions du territoire ? Au travers de processus d’invention qui constituent des échantillons analysables ? L’étude des représentations produites par la recherche pourrait-elle alors nous permettre d’interroger autrement la parenté entre le projet et le dessin architectural que le « dessein » réunit (Boutinet, 1990, p. 116) ?

2. Le chercheur-dessinateur

Parce qu’elles expriment un point de vue sur l’objet étudié, certaines figurations témoignent de l’engagement du chercheur, à la fois politique et éthique (Rabatel, 2013 ; Ghitti, 2000). Les dessins des chercheurs interrogent ainsi leurs positions signifiantes et non neutres vis-à-vis de leurs terrains d’étude. La recherche par le dessin les renvoie en somme à leur statut de producteurs de représentations visuelles. Quels types de producteurs sont-ils ? Des créateurs, des médiateurs, des analystes, des critiques, des observateurs, des enquêteurs... ? En éclairant la relation bilatérale entre le dessinateur et le dessin, nous pourrions explorer différents types d’interrogations :

  • Quels outils de représentations les chercheurs partagent-ils avec les concepteurs qui fabriquent et aménagent les milieux habités ? En quoi leurs figurations reprennent, déplacent, transforment ou s’écartent de celles éprouvées par les maîtres d’œuvre dans leurs pratiques de projet – architectes, urbanistes, paysagistes... ? Quelle place le chercheur accorde-t-il à la dimension esthétique de ses productions visuelles ? La recherche porte-t-elle une dimension esthétique implicite ? Les dessins des chercheurs peuvent-ils conduire à des imaginaires ou à des créations scientifiques ?
  • Quelles actions transformatrices les dessins ont-ils sur le chercheur-producteur lui-même ? En tant qu’« agent instaurateur » (Souriau, 2009), ce dernier devient le récepteur de ce qu’il produit. À quel moment ses propres représentations lui échappent-elles pour exister de manière autonome (Meigneux, 2013) ? Si l’on reconnaît le pouvoir de fascination des images (Declercq et Spriet, 2014), on peut alors se demander si le chercheur y est lui aussi confronté et ce qu’il en fait.
  • Quel rôle joue l’implication corporelle du chercheur dans ses productions dessinées ? Comme dispositif qui accompagne des pratiques de terrain ou comme processus de réalisation (Tixier, 2016), ces représentations mobilisent des expériences sensibles, des gestes, des savoir-faire, des techniques, des outils et des pratiques qui interrogent le rapport entre le corps, les émotions et la production de connaissances (Sennett, 2022 ; Ingold, 2017 ; Schön, 2013). À l’inverse, le processus de représentation peut-il pallier à l’absence corporelle du chercheur ? S’agit-il parfois de s’immerger autrement dans un réel que l’on ne peut pas habiter (parce qu’il n’existe pas – ou pas encore –, parce que l’on ne peut pas l’arpenter) ?

3. Le dessin-médiateur

La vie sociale des représentations (Appadurai, 1988) interroge les relations entre le chercheur, son objet de recherche et les autres. De multiples possibilités de dialogues s’ouvrent sans doute à partir des différents rôles joués par les dessins : outil de médiation, élément de communication, instrument de persuasion, support à la rencontre, dispositif narratif, figuration suggestive, donnée transmise et/ou déléguée à d’autres, objet exposé, etc. La performativité (Féral, 2013) du dessin pourrait ainsi être sondée pour révéler la façon dont il médiatise des pratiques de recherche et les projets qu’elles visent. Plusieurs pistes de réflexions sont ainsi possibles :

  • En tant qu’objet frontière (Trompette & Vinck, 2009), le dessin peut être sujet à des interprétations divergentes. Que révèlent ces écarts entre les postures, les imaginaires et les dispositions de chaque partie prenante ? Le dessin favorise-il les échanges interculturels ou l’indisciplinarité (Catellin et Loty, 2013) ? Dans quelle mesure la figuration constitue-t-elle un terrain de médiation entre des cultures scientifiques, professionnelles et sociales ? Quels rapports de pouvoir, de domination ou de subversion la mise en image engage-t-elle ? Comment le chercheur mobilise-t-il de manière critique la capacité de médiation mais aussi d’influence du dessin ?
  • Support d’échanges et d’interactions, le dessin traduit un dessein qui renvoie au projet qu’il soutient et médiatise. Quels projets les figurations des chercheurs accompagnent-elles ? Si la recherche en architecture interroge la notion de projet (Boutinet, 1990 ; Besse, 2018 ; Chupin, 2015 ; Findeli, 2005), est-ce que ses dessins déplacent les limites de ce que l’on entend par « projet » dans les pratiques de maîtrise d’œuvre ou dans les ateliers pédagogiques ? D’autres formes de projet pourraient-elles être médiatisées à partir des processus de recherche ? À quelles missions répondent ces projets ? Qui les définit, à qui s’adressent-ils, quels sont leurs objectifs, leur cadre et leur temporalité ? Inversement, qu’est-ce qui, dans un projet, fait recherche ?
 

[1] De la « recherche par le projet » à la « recherche-projet », de la « research by design » à la « research through design », de la « recherche-action » à la « recherche-création », les expressions ne manquent pas pour qualifier la pluralité de ces relations qui font débat et renouvellent les questionnements épistémologiques sur la recherche en architecture.

 

BIBLIOGRAPHIE

Aït-Touati, F., Arènes, A., & Grégoire, A. (2019). Terra forma : Manuel de cartographies potentielles (Vol. 1-1). Paris : Éditions B42.

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Borgdoff, H. (2010). The production of knowledge in artistic research. In Biggs, M. & Karlsson, H. (éd), The Routledge Companion to Research in the Arts. Londres : Routledge.

Boutinet, J.-P. (1990). Anthropologie du projet. Paris : Presses universitaires de France.

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Rabatel, A. (2013). L’engagement du chercheur, entre « éthique d’objectivité » et « éthique de subjectivité ». Argumentation et Analyse du Discours, 11.

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Trompette, P., & Vinck, D. (2009). Retour sur la notion d’objet-frontière. Revue d’anthropologie des connaissances, 3(1), p. 5-27.

Uyttenhove, P., Keunen, B., & Ameel, L. (2021). La puissance projective : Intrigue narrative et projet urbain. Genève : MétisPresses.

Viganò, P. (2016). Les territoires de l’urbanisme : Le projet comme producteur de connaissance. Genève : MétisPresses.

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